Le fret routier un marché dérégulé en grandes difficultés (1)
Article extrait de la revue FNAUT iNFOS
Le fret routier, un marché dérégulé en grandes difficultés
Nous publions ci-dessous une analyse du fonctionnement du Transport Routier de Marchandises (TRM) par André Laumin, ancien vice-président de la FNAUT. Cette analyse met en relief la gravité des dysfonctionnements du secteur routier, le rôle de la fraude qui assure sa survie et l’insuffisance de sa répression par les pouvoirs publics.
Un secteur très diversifié et disparate
Avec plus de 88 % de parts de marché, la route domine le transport de fret et sert de référence pour les prix. S’il est exact que le Transport Routier de Marchandises (TRM) est d’abord un mode de transport à courte distance, les déplacements à 150 km et plus n’en représentent pas moins 73 % du tonnage kilométrique du mode.
Le secteur est très diversifié : le transport proprement dit ne représente qu’une partie de l’activité et des métiers qui gravitent autour sous le terme générique vague de « chargeurs ». De l’industriel gérant lui-même son secteur de transport et de distribution aux transitaires, transporteurs internationaux, groupeurs et autres auxiliaires de transport, la chaîne de la logistique et des intermédiaires est longue.
Le TRM représente 37 200 entreprises dont 80% ont moins de dix salariés. Les entreprises ne disposant que d’un seul ensemble routier constituent l’essentiel du secteur. Elles ne disposent pas d’un panel de clientèle suffisant pour assurer le fonctionnement régulier de leur parc et dépendent des « chargeurs », grosses entreprises dont les services commerciaux ont un accès direct au marché et qui imposent leur loi aux entreprises artisanales.
Les grandes entreprises pratiquent une sous-traitance intensive qui est une des caractéristiques du fret routier et s’applique à plus de 43% des trajets selon le rapport de la commission Abraham publié en juin 2010. Réglementairement, les transporteurs interurbains n’ont pas le droit de sous-traiter plus de 15 % de leur chiffre d’affaires, mais ils peuvent aussi avoir la qualité de commissionnaire, et ne sont alors soumis à aucune limite. Inversement, les affréteurs et les organisateurs de transport international peuvent aussi être transporteurs et donc à ce titre assurer eux-mêmes certains transports.
En résumé, les 15 à 20% des entreprises importantes du secteur ont plusieurs cordes à leur arc et dominent largement la masse des petits transporteurs, limités à la seule traction du fret. Elles peuvent offrir à leurs clients des conditions d’autant plus intéressantes qu’elles répercutent sur leurs affrétés les remises qu’elles ont dû consentir pour emporter le marché. La sous-traitance concerne donc les trafics les moins intéressants et les moins rémunérateurs, généralement amputés de près de 15% de commissions.
Une partie de cette sous-traitance, selon le même rapport Abraham, est donc « une sous-traitance d’exploitation»», qui consiste à compenser sur le dos des transporteurs les plus dépendants la sous-tarification des transports à laquelle d’ailleurs ils participent. » Certaines entreprises acceptent même des trafics qu’il n’est pas possible de rentabiliser en respectant les règles normales du jeu et s’en défaussent sur leurs sous-traitants : « le donneur d’ordre sous-traite ainsi la fraude que cette rentabilisation implique ».
Un secteur largement dominé par la fraude
Une opération de contrôle a été menée conjointement avec 13 pays européen et la Suisse en septembre 2007. Seule la Suisse en a publié les résultats tant la crainte du blocage des routes par le lobby routier paralyse les responsables politiques. La Suisse a donc constaté que près d’un tiers des 1787 camions contrôlés sur son territoire étaient en infraction.
Six ans plus tard, rien n’a changé.
Le 16 décembre 2013 en Gironde, près d'un tiers des 140 poids lourds contrôlés étaient encore en infraction.
La fraude gangrène tous les aspects du transport routier : les excès de vitesse et les surcharges, le transport dissimulé de matières dangereuses, le non-paiement des taxes autoroutières mais aussi et surtout les temps de conduite journaliers et hebdomadaires (en 2007, le Conseil National des Transports estimait, à la suite de contrôles approfondis, que 40% des chauffeurs routiers conduisaient au-delà de leur temps réglementaire de travail).
Tous ces aspects ont bien entendu des retombées sur la sécurité routière. Des données tirées d’un rapport officiel (rapport de l’Observatoire Social des Transports portant sur l’année 2011) montrent que les poids lourds, conduits pourtant par des professionnels du volant confirmés, tuent autant au véhicule-km parcouru que les voitures particulières pour lesquelles la jeunesse des conducteurs et l’alcool sont les causes principales des accidents. C’est la preuve de la prise de risque fréquente des routiers pour tenir les conditions exigées par les chargeurs.
De la fausse attestation de repos permettant de dépasser le temps de conduite hebdomadaire au chronotachygraphe bricolé avec un aimant pour modifier le temps de conduite journalier, l’imagination est sans limite. L’examen d’un véhicule routier italien le 29 août 2013 a révélé la présence d’un double capteur de mouvements permettant au conducteur d’afficher en repos des temps consacrés à la conduite. On ignore si cette fraude récemment découverte est un cas isolé ou une pratique courante dans la profession. Enfin reculer son camion à l’entrée d’un péage afin de récupérer un deuxième ticket échangé avec un autre camionneur sur une aire d’autoroute permet à ce dernier d’échapper à la quasi-totalité du péage.
Un dumping devenu habituel et mal réprimé
Les économies issues de la fraude sont substantielles. Il a été calculé officiellement (note de synthèse du Service des Etudes Statistiques du ministère des Transports, septembre/octobre 2002) qu’une surcharge de 20% permet une économie de 21% du chiffre d’affaires. Le dépassement de la durée de conduite journalière représente près de 8% de chiffre d’affaires. Dépasser le temps de conduite hebdomadaire en représente 10,2 %. Neutraliser le chronotachygraphe, c’est 14,5 % d’économisé. Enfin la fraude au péage autoroutier se traduit par un préjudice pour les sociétés d'autoroute qui se chiffrerait pour la seule ASF, qui a porté plainte, à 3,4 millions d'euros sur trois ans.
Or la plupart de ces pratiques sont loin d’être des cas isolés, comme le montre l’interception à la gare de péage de Toulouse d’un chauffeur roumain qui conduisait un camion espagnol pour une entreprise de transport française. Le camion aurait effectué 43 fraudes en l’espace de quatre jours, du 12 au 16 septembre 2013 ce qui représente quand même 2 507 euros de préjudice pour la société d’autoroute concernée !
Ces infractions qui s’installent dans la durée constituent pour une partie de la profession un comportement habituel, facilité par le fait que certaines entreprises ne sont contrôlées que tous les six ans. Le tribunal de Montpellier a condamné le 24 avril 2011 une entreprise moyenne située à Marsillargues pour 400 infractions relevées essentiellement aux temps de conduite, sur une durée de 3 ans ! Précisons que 57% des procès-verbaux établis ne sont suivis d’aucune poursuite et que le niveau des pénalités est généralement très inférieur au maximum prévu par les textes.
à suivre